D. Dans votre livre L'Europe du secret. Mythes et réalité du rensignement politique interne vous faites l'analyse, dans l'excursus historique concernant chaque Pays examiné, des problematiques de la société contemporaine et des transformations réalisées par l'activité de renseignement, après la chute du système bipolaire, soit pour ce qui concerne les missions que les structures. Dans votre analyse, en outre, vous parlez des menaces provoquées par les modifications du cadre socio-politique international. Pouvez-vous rappeler pour les lecteurs de la Revue quels sont, à votre avis, les éléments, les plus significatifs de l'actuel procès de mondialisation pour l'Europe et quels sont les conséquences pour le monde du renseignement?
R. Je pars d'une hypothèse, qu'il serait sans doute trop long de discuter ici et qui nous emmènerait d'ailleurs trop loin, qui consiste à dire que la mondialisation, notamment en terme de sécurité, et plus particulièrement en matière de renseignement, n'est qu'une illusion d'optique qui est instrumentalisée afin de servir certains intérêts de puissance. Il existe certes une mondialisation dans la perception des menaces, surtout depuis l'intégration de la sphère médiatique et l'avènement des nouvelles technologies de l'information et de la communication, ainsi, bien que dans une moindre mesure et à un rythme qui lui est propre, dans la coopération des services de renseignement (SR), mais parler, depuis 1989, de menace globale et de chaos international relève plus de la manipulation que de l'étude objective, dans le temps et dans l'espace, de la violence politique. Le terrorisme, à part quelques réseaux islamistes salafites habilement mis en scène, dissémine en fait les opposants au nouvel ordre mondial aux quatre coins de la planète, et la criminalité organisée, à de rares exceptions près, est plutôt...désorganisée; l'essentiel se joue ailleurs, notamment dans la guerre de l'information. Dans ce cadre, la construction européenne n'apparaît, pour l'heure, que comme une version régionale de cette mondialisation, puisqu'elle ne fait essentiellement que reprendre les mêmes objectifs économiques et financiers en oubliant le processus démocratique pouvant mener à terme à l'Europe politique et à la citoyenneté renouvelée qui pourrait éventuellement en découler.
Les conséquences pour le monde du renseignement sont fondamentales. Le SR se trouve au cœur de la souveraineté de l'Etat, et plus particulièrement de l'Etat-nation ou post-westphalien tel qu'il existe en Europe occidentale ; il en constitue en quelque sorte le noyau dur et subit donc en premier lieu, dans ses missions, ses moyens, son audience et par là sa légitimité même, les effets de cette mondialisation néo-libérale. Or, puisque l'Etat voit progressivement son rôle réduit à celui de veilleur de nuit de cette globalisation, le SR est contraint de se réfugier dans les recoins de plus en plus éxigüs de l'espace public et de l'intérêt général, voire les dernières poches de résistance de la souveraineté nationale, au point de se sentir quelquefois plus proche de ses partenaires étrangers vivant la méme situation que certaines structures compatriotes. Un premier risque résiderait dans un découplage progressif entre les SR et la sphère politico-administrative de chaque pays pour aboutir à une relative autonomisation de l'Europe du renseignement.
Au delà de cette approche macro, il faut également souligner la tendance lourde que constitue la privatisation du renseignement. Le secteur des sociétés de renseignement privé (SRP) est actuellement en constante expansion, son chíffre d'affaires est en pleine croissance et ses pouvoirs apparaissent de plus en plus importants, au point, par exemple, que le législateur français est actuellement en train de réfléchir au meilleur moyen de le contrôler. Cette évolution n'est évidemment là non plus pas innocente en terme de souveraíneté puisque, pour les plus importantes d'entre-elles, il s'agit de sociétés qui ont les moyens de s'affranchir des cadres nationaux pour n'obéir qu'aux seules lois du marché mondial.
D. L'Union Européenne vise, de plus en plus, à l'intégration et à la coopératon sociale et politique des Etats européens. Vous même, vous affirmez que votre ouvrage, en tant que "étude sur le thème du renseignement politique interne (RPI) nous a permis d'aborder ce sujet dans un cadre socio-politique placé dans une perspective européenne".
Considérant que le devoir fondamental des Services de renseignement est constitué par la défense de la súreté de l'Etat, quelles peuvent être, selon vous, les perspectives pour la création d'une Intelligence éuropéenne et les secteurs où une action commune serait souhaitable, pour obtenir une révision de la notion même de sùreté nationale, en considérant aussi l'orientation toute récente des Services de renseignement visant à diversifier leurs fonctions selon des conceptions déterninées par matière plûtot que par zone géographique?
R. Comme l'on vient de le voir, parler des perspectives d'une Intelligence européenne, nous oblige à considérer les modalités actuelles du processus communautaire et les intéréts fondamentaux de la future entité européenne. Si ceux-ci se confirment être de nature plus économique que politique, nous devrions assister à la naissance de la notion d'intelligence économique européenne, sans toutefois préjuger du rôle qui y sera assigné aux services d'Etat par rapport aux structures spécialisées des grands groupes privés européens.
Mais il faut souligner que la coopération fonctionne déjà relativement bien sur certains sujets d'intérêts communs, bien qu'elle le fasse sur un rythme et selon des rites spécifiques déconnectés du cheminement erratique de la construction européenne. En matière de renseignement, c'est forcément le bilatéral qui fonctionne le mieux puisqu'il préserve les apparences de souveraineté et de confidentialité, avec notamment la règle du " tiers service " qui veut que quand un service A donne une information à un service B, celui-ci ne peut se permettre de prendre l'initiative de la livrer à un service C. Notons aussi l'importance des réseaux informels dans ces échanges, ce qui ne va pas sans poser certains problèmes de par la personnalisation des relations qui se développent alors de manière aléatoire et selon des durées variables. Cette proximité est certes le fruit d'une sorte de communauté d'expériences pour aboutir à l'adoption de comportements et de méthodes d'action voisins, mais elle trahit aussi le caractère éphémère des volontés et des circonstances.
La raison principale de l' " action commune " (pour reprendre votre terme) se réduit à une approche similaire sur l'état de la menace. Concrètement, on retrouve à des degrés divers un alignement sur le terrorisme (international ou endogène), la criminalité organisée et l'immigration clandestine, puis, dans une moindre mesure, le hooliganisme, les sectes, etc. Mais il semble que si le premier se trouve comme enkysté dans les pratiques anglaise (IRA) ou espagnole (ETA), la seconde se voit surtout utilisée chez vous et la troisième en Allemagne. Cette hiérarchisation des menaces irradie ensuite les autres secteurs de la société (media, élus, leaders d'opinion,...). Il ne faut pas oublier non plus la technologie comme moteur important de coopération et de puissance. Notons ainsi que le Système d'Information Shengen (SIS) a été le premier outil informatique dont se soit dotée l'Union européenne. A l'avenir, Europol devrait également posséder son propre système intégré d'informations nominatives sur le domaine du terrorisme, même si la Convention ad-hoc reste relativement restrictive à ce sujet. Toutefois, les limites de cette coopération se situent autant dans des problèmes de protection de sources et d'intérêts nationaux, que dans des restrictions légales.
Aucune raison objective ne semble pourtant devoir retarder l'avènement d'une réelle communauté européenne du renseignement sous l'impulsion de Bruxelles, tout comme l'OTAN a su harmoniser le fonctionnement des SR de ses nouveaux membres. La difficulté principale consistera à s'accorder sur les intérêts à défendre en commun, sans attendre forcément l'acte de naissance officiel que serait un jour le premier attentat anti-européen. Et puis tout pouvoir se construit sur la distance et le mystère, et le monde des SR est grand pourvoyeur de mythes et de secret. L'Europe n'échappera pas à la règle...
D. Dans votre livre, vous analysez les missions et le fonctionnement des Services Allemand, Italien, Espagnol et Anglais en mettant en évidence l'organisation structurelle, le cadre juridique concerné, ainsi que l'image qu'ils donnent aux citoyens. Notamment, une section du livre que vous avez écrit, concerne une analyse comparative des Pays pris en examen "tentant de confronter les éventuelles spécificités à notre système (la France)". Quelles caractéristiques pensez-vous de pouvoir relever dans chaque Service examiné et quelles sont, selon vous, les experiences significatives qui peuvent être proposées même aux autres Services?
R. Les systèmes de renseignement en Europe présentent plus de similitudes que de différences. Je parle ici plus volontiers de " systèmes " que de " services " car au delà des aléas de la vie administrative des SR, voire même des types de régime politique qui les instrumentalisent, les points de convergence sont majoritaires. En effet, il s'agit de services qui possèdent globalement la même histoire et se revendiquent, soit comme des enfants de la démocratie (pour les SR internes) ou des enfants de la Victoire alliée (pour les SR extérieurs). Ils emploient tous, peu ou prou, des personnels qui possèdent à la fois la même culture professionnelle et le même profil socio-culturel. Malgré quelques différences de profondeur, leurs contrôles administratif, juridique et parlementaire sont similaires ; jusqu'au taux de fichage de la population qui arrive, comme le démontre mon ouvrage, à peu près aux mêmes chiffres, au point que l'on puisse parler d'un véritable modèle démocratique de renseignement.
Pour autant, les différences existent. D'abord dans les statuts des personnels. Alors que pour les latins, les SR sont avant tout des instruments de maintien de l'ordre, fut-il international, et emploient donc majoritairement policiers et militaires, les anglo-saxons les conçoient plutôt comme des vecteurs d'influence et y intègrent plus volontiers civils et diplomates. Une autre différence se situe dans l'organisation territoriale des SR internes. Par exemple, vos DIGOS, échelon local de la DCPP, disposent d'une autonomie plus importante que nos Directions départementales des renseignements généraux, notamment parce qu'elles ne dépendent que du Questore. L'autonomie la plus importante appartient aux différentes Special Branch des forces de police anglaises et, bien évidemment, aux LfV allemands travaillant au niveau du Land, ce qui les prédispose tout naturellement à l'avènement, tant espéré par les tenants du fédéralisme, de l'Europe des régions... Par ailleurs, le niveau prioritaire de coordination des services présente des caractéristiques spécifiques selon les pays. En ce qui concerne la police de renseignement, la coordination s'effectue, soit au niveau local comme les Juntas de Seguridad espagnols ou les ministères fédérés de l'intérieur allemands, soit national comme en France. Pour les SR proprement-dits, on retrouve partout un échelon national tels que le CESIS chez vous, le Coordinator of intelligence and security anglais et leurs homologues auprès du Premier ministre espagnol et du Chancelier fédéral allemand. Enfin, il ne semble pas que les différences entre forces politiques au pouvoir dans les différentes capitales européennes aient, malgré quelques réformes aux effets marginaux, une influence fondamentale sur l'organisation des services.
Sans succomber à une vision culturaliste de l'activité de renseignement, reconnaissons que si l'Europe représente ce projet politique que l'on dit si mobilisateur, il saura donner les moyens de s'affranchir de ces particularismes locaux.
D. En Italie, dans ces dernières années, le thème de la communication entre l'Administration publique dans son ensemble et l'opinion publique a pris, de plus en plus, importance pour assurer la transparence de l'activité institutionelle, d'une part, et, de l'autre, faciliter l'accès des citoyens aux services publics. Vous-même, dans votre ouvrage, vous abordez le thème lié au rôle de la communication entre les Services de Renseignements et les citoyens, en citant aussi cette Revue. Selon votre recherche, de quelle façon peut-on armoniser les objectifs énoncés supra avec les exigences de confidentialité, caracteristiques du secteur du renseignement et, eventuellement, selon vous, quels sont les instruments plus indiqués pour rejoindre ce but?
R. Le domaine des politiques de communication des SR symbolise sans doute celui où l'on retrouve le plus cette différence entre une école latine et une autre anglo-saxonne. Dans le premier cas, qui concerne l'Italie, l'Espagne, le Portugal, la Grèce et la France, les fonctions de renseignement représentent le " saint des saints " de l'activité gouvernementale, les murs d'enceinte sont élevés et, même si revues, et vous en êtes un exemple remarquable, et sites Internet existent, on considère que les services ont plus à perdre à communiquer, à cause des risques de devoir dévoiler leurs moyens, leurs priorités et même leurs faiblesses, qu'à se taire. S'en suit une mythification du domaine du renseignement qui sert utilement d'exutoire tant aux gouvernants qu'aux gouvernés. Anglais et allemands ont, quant à eux, construit des politiques de communication d'une autre nature. Ils fondent la légitimité de leurs services sur une transparence de leurs activités au travers de services de communication étoffés et de nombreux porte-paroles. Le piège de l'hypocrisie n'est pas toujours évité, mais au moins l'espace communicationnel, si nécessaire à la démocratie, entre SR et citoyens donne l'impression d'être préservé.
En tout état de cause, en ces temps d'explosion de la bulle médiatique, les SR ne peuvent ignorer le terrain de la guerre de l'information. Je dirai même que cela représente plus que jamais leur principale raison d'être. La judiciarisation croissante de la vie publique, la demande d'éthique et l'exigence de rentabilité des services publics ne sont que les symptômes du recul généralisé de l'Etat ; toutefois, les SR se doivent d'en tenir compte, d'autant que, malgré le halo de secret qui entoure légitimement leurs activités, ils sont loin d'être les administrations les moins méritantes dans ces trois domaines. Ils ont donc tout intérêt à le faire savoir.
Cet hypermédiatisme fabrique une sorte de réalité virtuelle dans laquelle se noie la raison de la classe politique et de l'opinion publique ; or, la sécurité est un sujet trop chargé de valeurs pour les laisser seuls dans ce face-à-face aliénant. Le SR, malgré les handicaps qui s'attachent à sa citoyenneté (inertie administrative, flous juridiques, manque de discernement et relative autonomie dans le choix des menaces, politisation des cadres, plasticité des intérêts à défendre, etc.), doit dès lors savoir transmettre sa propre vérité afin de dépassionner un tel sujet et protéger ainsi un certain nombre de principes républicains. En tant que dernier rempart de l'Etat, c'est même plus que jamais son devoir.
|
|